- Aurélie
Les jeux peuvent-ils nous engager durablement ?
Face à l’urgence climatique et écologique et au regard de l’ampleur des changements de comportements nécessaires, le jeu a-t-il sa place ? Peut-on envisager sérieusement de s’amuser sur fond de dérèglement climatique ou d’érosion de la biodiversité ?
Eh bien oui, car les jeux sont un levier puissant d’accompagnement au changement ! Sous forme de défis individuels ou collectifs, d’ateliers ou même de jeux de société, ils ont cette capacité à embarquer le joueur ou la joueuse et à l’accompagner vers des évolutions (ou des révolutions) de ses pratiques.
Le jeu, impulsion vitale universelle et gratuite, permet d’inscrire la transition dans le champ de la joie et de la cohésion, permettant ainsi d’éviter les clivages ou l’anxiété que peuvent engendrer les questions environnementales.
Qu’est ce qui fait que ces expériences sont ludiques et puissantes en matière d’engagement ? Et surtout est ce que cet engagement est durable ? Ce sont les deux questions auxquelles cet article souhaite apporter des réponses.
Pour cela, il s’appuie plus précisément sur 3 jeux, challenges ou défis testés par l’auteure :
Présentation des 3 jeux
Atelier 2 tonnes
Il s’agit d’un atelier de 3 heures pour encourager le passage à l’action en faveur du climat. Ce jeu de rôle interroge sur le poids des actions individuelles et des actions collectives, des actions de court terme et de long terme qui nous permettront de respecter les objectifs des accords de Paris.
Dans ce serious game (ou jeu sérieux), l’objectif est que les choix individuels et collectifs du groupe permettent de passer de 11 tonnes de CO2 par habitant.e (émission actuelle des français.es) à 2 tonnes d’ici 2050, tout en ayant un œil attentif sur son propre bilan calculé préalablement à l’atelier.
L’atelier est animé par une personne formée et s’appuie sur l’intelligence collective. Si le format ressemble à celui des fresques, comme la Fresque du Climat ou des Déchets, le caractère ludique est plus marqué.
Ma Petite Planète ou MPP
Ma Petite Planète se joue par équipes. L’expérience dure 3 semaines durant lesquelles les joueurs et les joueuses doivent relever des défis plus ou moins ambitieux sur les différents champs de l’écologie (alimentation, déchets, biodiversité, numérique…). Il y a près de 70 défis : il y en a donc pour tous les goûts et pour différents curseurs d’ambition (d’inviter un convive à partager un repas sans viande à changer de banque en passant par 3 semaines sans chocolat). Certains défis invitent à l’action, d’autres sont axés sur la connaissance et enfin certains conduisent à s’engager publiquement. Certains défis « surprises » sont ajoutés au fil du jeu.
Chaque action rapporte des points.
Des ami.e.s ou des collègues créent une « ligue » elle-même composée de 2 équipes. Il y a ainsi 3 niveaux de compétition qui favorisent grandement l’émulation :
Un classement des ligues entre elles,
Un classement d’une équipe par rapport à l’autre au sein d’une ligue,
Un classement individuel.
Le challenge s’appuie massivement sur les outils digitaux (une application dédiée) et une animation du challenge sur les réseaux sociaux.
Le défi "Rien de neuf"
Ce défi a été conçu et il est animé par l’association « zéro Wast France » pour contribuer à préserver les ressources de notre planète en achetant le moins d’objets neufs possible. Il porte donc principalement sur les changements de mode de consommation et la découverte des alternatives au neuf que sont l’occasion, le troc, l’emprunt, la réparation, la mutualisation, la fabrication etc…
Réalisé en 2019, le défi portait le nom en forme de slogan « Rien de neuf en 2019 ». Depuis, la notion de temporalité a disparu.
En partenariat avec l’ADEME, un calculateur a été conçu pour comptabiliser les ressources économisées (traduites en kilo sur l’ensemble du cycle de vie). Ainsi, chaque fois qu’un achat neuf a été évité, le joueur entre les caractéristiques de son non achat et celui-ci est valorisé, il entre également les achats neufs qui pourraient intervenir.
Il est donc possible de mesurer les résultats des efforts consentis individuellement et collectivement et d’en faire la communication.
Des kits d’animation et de communication ont également été conçus. Les équipes de l’association participent à l’animation locale de l’initiative et à la création de liens entre les participant.e.s.
Ces 3 activités transforment certaines actions qui ne sont a priori pas ludiques en jeu afin qu’elles deviennent un plaisir, c’est ce qu’on appelle la gamification. Par ailleurs, elles utilisent les ressorts de la théorie de l’engagement. Cette base permet de comprendre la puissance et l’efficacité de ces jeux. La suite de l’article va donc revenir sur ces deux notions.
Les ressorts de la gamification

C’est une méthode basée sur une démarche positive privilégiant les éléments ludiques et conviviaux pour obtenir l’engagement des participant.e.s ; elle est souvent appliquée à un contexte de transformation. Elle s’appuie sur un système de récompense (même symbolique) mais ne se limite pas à cela, loin de là.
La gamification est basée, entre autres, sur les sciences comportementales. Il est important de comprendre l’humain et ses motivations pour pouvoir lui proposer un parcours qui l’embarque et l’accompagne vers le changement.
Qu’est ce qui peut rendre l’engagement écologique, ludique et convivial ?
Les 4 clés du fun d’après « La boite à outils de la gamification » d’Alexandre Duarte et Sébastien Bru, (édition Dunod, 2021) distinguent 4 ressorts qui peuvent être plus ou moins utilisés en fonction de la cible. Ces 4 clés correspondent à 4 types de joueurs cherchant des émotions différentes.
Les 4 clés du fun sont présentées et illustrées par des exemples majoritairement pris dans le jeu MPP qui des 3 expériences est la plus savamment gamifiée.
Challenge et résolution de problème
Il s’agit de proposer des challenges un peu difficiles et donc de créer de l’engagement. Cette clé raisonne avec la satisfaction (ou frustration selon les cas).
Exemple dans MPP : multiplicité des challenges (pour les faire tous, il faut en faire plus de 3 par jours (!)), challenge très ambitieux ou faisant appel à une forte inventivité, obtention de badges lorsque l’on a réalisé tous les défis d’une catégorie…
Interactions sociales et création de liens
On agit sur les ressorts de la collaboration et/ou de la compétition ainsi que la comparaison sociale. Les émotions concernées sont l’amusement et l’excitation.
Exemple dans MPP : - côté compétition : le classement quotidien de la personne ayant comptabilisé le plus de points, la compétition des ligues entre elles et des 2 équipes au sein de la ligue...
- coté collaboration : la solidarité au sein de l’équipe, des évènements inter ligues, et globalement le partage d’informations, d’astuces et d’expériences entre joueurs et joueuses.
L’application dédiée couplée à un groupe whatsapp (ou autre outil de communication de groupe) sont pleinement au service de ces interactions sociales.
Émotion, émerveillement dépaysement
Le jeu fait appel à un univers particulier, s’entoure de récits, fait la part belle aux surprises ou à des expériences créatives. Il est ici fait appel à la curiosité.
C’est l’élément le moins présent dans les jeux décrits ici. Il n’est cependant pas absent.
Exemple dans MPP : le jeu fait appel à tout un vocabulaire issu du football (équipe, league, jusqu’au gagnant, baptisé « Zizou de l’environnement » ). Dans les défis certains font appel à la créativité : la construction d’un récit du monde de demain ou la photographie d’un animal sauvage par exemple.
Sens des valeurs, impact sur le monde
Le jeu rend tangible le changement qu’il permet d’opérer sur le monde. L’émotion concernée est ici le sentiment d’accomplissement.
Les jeux auxquels il est fait référence dans l’article s’appuient puissamment sur ce ressort puisque l’impact sur le monde en est l’objectif central.
Exemple dans Rien de neuf : l’outil de quantification de l’impact évité qui mesure en temps réel le nombre de participant.e.s et l’impact de la démarche pour chaque participant.e.
Exemple dans 2 tonnes : le simulateur calcule suite à chacun des choix, l’impact sur son bilan carbone et celui des francais.es
Une question se pose néanmoins, s’il y a un plaisir indéniable à expérimenter ces jeux ou ces ateliers, le changement induit est-il pérenne ? Si l’on prend du plaisir à ramasser des mégots lorsque cela fait gagner des points, va-t-on continuer à le faire s’il n’y a plus de récompense associée ?
C’est une question essentielle. Dans une période où il est si urgent d’agir, peut-on se satisfaire de rendre l’écologie « fun » pendant 3 semaines ou de sortir de la société de consommation durant un an puis de revenir à ses vieux réflexes ?
La théorie de l’engagement peut nous apporter un début de réponse.
Théorie de l’engagement
Les expériences gamifiées auxquelles il est fait référence nous amènent à poser des actes : relever des défis durant 3 semaines (MPP), changer radicalement sa consommation durant un an (Rien de Neuf) ou arbitrer entre différents choix individuels ou politiques durant 3 heures (2 tonnes).
La théorie de l’engagement postule que ce sont les actes qui engagent et non pas les idées, les convictions, ou les croyances. Les actes, une fois posés et a fortiori une fois ces actes posés publiquement, ont la capacité de modifier les idées, les convictions ou croyances afin que la personne ne se retrouve pas en situation de dissonance cognitive. Dans la plupart des cas, si cela ne modifie pas les idées, cela ancre plus profondément des convictions naissantes ou encore fragiles.
Ainsi, la personne qui a passé deux heures de sa vie à ramasser des mégots pour remplir une bouteille de 25 cl et gagner 8 points, ne pourra pas la semaine suivante jeter un mégot au sol sans se retrouver dans une situation mentale particulièrement désagréable, issue du décalage entre ce qu’elle sait correct et ce qu’elle vient de faire. Il est pourtant possible qu’avant ce jeu, la personne ait pu occasionnellement jeter un mégot au sol (en ayant le sentiment confus de ne pas agir complètement correctement).
Il en sera de même pour tous les champs couverts par le défi.

Pour autant la personne ne deviendra certainement pas du jour au lendemain végétarienne, abstinente de streaming et de chocolat ; cependant si le joueur a accepté de se passer de viande, de streaming ou de chocolat durant une semaine, il a imprimé dans son cerveau l’idée que ces comportements impactent négativement l’environnement d’une part et d’autre par qu’il est parfaitement possible voire relativement facile de se passer de viande, de vidéos en ligne et de chocolat.
Ainsi cette empreinte restera durablement dans son cerveau et probablement la consommation de viande, de streaming ou de chocolat diminuera suite au challenge.
Outre les changements de comportements immédiats, cela prépare le terrain pour des évolutions bien plus importantes par la suite.
En effet, la théorie de l’engagement suppose que pour encourager l’adoption de comportements durables, il faut au préalable engager des actes préparatoires peu coûteux (car effectués en l’espèce dans un contexte ludique), pour rendre des actes plus importants plus probables ultérieurement.
Concernant le défi « Rien de neuf » l’engagement est encore plus fort puisque le défi porte sur une durée longue. La personne a ainsi eu le temps de développer des compétences et des réflexes qu’elle gardera par la suite : l’achat d’impulsion disparaîtra, laissant à la place à des achats plus réfléchis. Par ailleurs, sur la durée, le participant aura pu mesurer les avantages associés (économies substantielles, désencombrement...).
La théorie de l’engagement postule également que l’engagement sera d’autant plus fort qu’il a un engagement public et explicite. C’est ce qui est le cas dans tous les challenges proposés qui font l’objet d’une inscription formalisée. Dans MPP l'engagement peut aller plus loin : s'engager pour une association ou impliquer des personnes extérieures au jeu notamment.
Ainsi à la question, “Est-ce que ces jeux sont utiles de manière pérenne ?”, la réponse est clairement positive d’autant qu’ils impactent non seulement le joueur ou la joueuse mais également son entourage par la communication autour de l’évènement mais surtout le témoignage du joueur qui questionne voire influence son entourage. Sans le vouloir et sans le savoir, le joueur devient un « influenceur » .
Un bémol cependant et de taille, selon la théorie de l’engagement, l’acte porte engagement. Mais le premier acte des joueurs, c’est d’avoir accepté de relever le défi. Par là même, ils ont accepté l’idée de changer et de progresser. Ainsi le jeu touche surtout des personnes prêtes à changer et donc à convaincre des personnes pré-convaincues.

Il est peu probable qu’un.e climato sceptique aura l’envie de consacrer 3 heures pour l’atelier 2 tonnes ou qu’un.e acheteur.se compulsif.ve relèvera le défi Rien de Neuf. Ces jeux doivent être proposés en compléments de tous les autres dispositifs d’accompagnement au changement (incitatifs, coercitifs, pédagogiques…). Cela ne retire rien au fait que le jeu est un outil puissant, utile et convivial à développer et à proposer sans modération.