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  • Aurélie

Miniaturiser les luttes pour réaliser la bascule

Miniaturiser nos rêves, tout comme miniaturiser nos luttes [1] ou miniaturiser nos sentiments est une idée étrange et décalée. En effet, beaucoup d’entre nous aimeraient réaliser de grandes choses et marquer le monde d’une empreinte visible et positive. Qui a envie d’une petite vie avec de petits actes confidentiels ?


Atteindre le point de bascule, entrer dans le monde de demain ou faire advenir l’utopie par de tout petits pas…. Est-ce vraiment sérieux ?


Pour autant, ce n’est pas ce qui est proposé dans cet article. Chaque terme de la proposition “Miniaturiser les luttes pour réaliser la bascule” mérite d’être précisé et éclairé avant d’aborder la question du comment.


Miniaturiser les luttes consiste à choisir des combats qui sont à notre portée, non pas par manque de courage ou par manque d’ambition mais par la volonté assumée qu’il vaut mieux s’atteler à une partie du problème que viser une résolution globale que l’on ne pourra pas atteindre. C’est choisir de faire petit plutôt que de rêver grand, c’est préférer les petits pas aux grands discours.


La miniaturisation implique une redéfinition du périmètre, qu’il soit géographique ou thématique (ou les deux). On tâchera par exemple d’impulser une bascule à l’échelle de son quartier ou même de son immeuble plutôt que de viser une évolution nationale. On s'attachera à la réduction du gaspillage dans les cantines plutôt qu’à la réduction des déchets en général.


Miniaturiser les luttes et ainsi choisir des objectifs gagnables permet d’obtenir des résultats, un succès total ou partiel, qui va nourrir la confiance. Cette confiance acquise par l’individu ou par le groupe lui permettra d’engager ou d’inspirer d’autres initiatives et d’enclencher d’autres micro-bascules.


A l’inverse, un combat très ambitieux ou très large porte en lui le risque du découragement. En effet, résoudre les différents dérèglements dont souffre notre planète à ce jour dépasse la capacité du meilleur d’entre nous. La conscience aiguë de ces problèmes, couplée à l’incapacité à y apporter des solutions entraîne dépression et anxiété voire paralysie de l’action (voir notre article Nos émotions face aux enjeux écologiques).


Pourquoi parler de luttes, de combats ou de batailles plutôt que d’objectifs ou de projets ?


Tous ces termes sont également appropriés, cela dit la lutte laisse transparaître un caractère à la fois politique et engagé qui correspond bien aux propos de cet article. Par ailleurs, le terme « lutte » rappelle aussi que ces actions sont réalisées en réaction à une situation qui ne nous convient pas et que l’on refuse : les attaques qui sont faites au vivant et au non vivant, à la qualité de notre avenir et de celui de notre descendance.


Ces luttes marquent une entrée en résistance, en indignation, une des seules options que l’on a pour agir contre les coups portés à notre monde. L’entrée en lutte constitue d’ailleurs la première victoire contre la paralysie de l’impuissance. La lutte peut être individuelle ou collective, discrète ou proclamée en fonction de la personne ou du contexte.


Clarifions maintenant la question de la bascule (écologique). C’est le point où un petit changement quantitatif, s’ajoutant à mille autres petits changements qui l’ont précédé, peut déclencher des évolutions rapides et radicales. Tout d’un coup le tout devient supérieur à la somme des parties. La bascule est brusque et elle ne se fait pas dans la demi-mesure. C’est en quelque sorte le contraire de la transition.


La bascule intervient lorsqu’un nombre suffisant de personnes significativement engagées portent une cause [2]. La bascule est l'action conjuguée des citoyens qui n'attendent pas que le changement advienne à l'initiative des gouvernements ou des forces économiques.


Sandrine Roudaud, citée plus loin appelle cela l’avènement de l’utopie, Johanna Massi et Chris Johnstone parlent d’émergence. Nous y reviendrons.


Lutte violente ou résistance civile ?


Le terme lutte, dans son sens premier, renvoie à la violence : violence du corps à corps ou violence du combat.


Une action violente doit-elle être la réponse à la violence d’un système qui détruit les conditions de vie de l’ensemble de l’humanité aux profits à court terme d’une infime minorité ? La lutte violente ne fait pas partie de la boîte à outils que je pratique ou que je préconise.


Cela ne signifie pas pour autant que la lutte doit être feutrée et nous avons tous en tête les grandes résistances civiles en faveur de l’environnement : les faucheurs d’OGM dans les années 2000 à 2010, les combats contre les projets inutiles ou les décrochages de portraits d'Emmanuel Macron visant à dénoncer l’inaction du gouvernement face à l’urgence climatique. Ces exemples montrent que la lutte, même si elle ne comporte pas de violence physique, peut intégrer des infractions à la loi.


De plus en plus, les tribunaux relaxent les « combattants » considérant que ce type d’interventions relève de « l’état de nécessité » : le danger justifie l’infraction, tout simplement parce qu’on n’a pas ou plus le choix [3].


L’association Extinction Rebellion par exemple est un mouvement écologiste international qui utilise comme mode d’action principal la désobéissance civile non violente afin d'inciter les gouvernements à agir. Les actions proposées engendrent donc parfois des dégradations matérielles sans jamais engendrer de destruction significative des bien, les violences sur les personnes sont bien sûr exclues. Il s’agira par exemple de rendre temporairement inutilisables les trottinettes électriques afin de sensibiliser les urbains aux coûts écologiques de ces nouveaux modes de déplacement.


Ainsi la lutte en faveur de la bascule écologique peut et doit s’assimiler à une résistance civile, tout comme la lutte contre l’apartheid, le droit de vote des femmes, l’abolition de l’esclavage.

La résistance : un état d’esprit

Sandrine Roudaud, dans le TEDx « comment faire advenir l’utopie » détaille les qualités du.de la résistant.e du monde d’aujourd’hui, artisan.e de la bascule : radical.e, volontaire, optimiste, pragmatique, persévérant.e et ambitieux.se.


Ce héros ou cette héroïne ordinaire n’a pas de préjugé sur la manière d’avancer, n’a pas de dogme ni de certitude ; en revanche il ou elle ne lâche rien sur les objectifs.


Il ou elle choisit sa cause et son mode de résistance.


Tant pis et même tant mieux si au départ la résistance n’est pas coordonnée, comme le dit Sandrine Roudaud "l’utopie se réalise en ordre dispersé".


Les armes de la résistance ordinaire


Pour bousculer l’inacceptable et "redonner une direction constructive à notre quotidien, à nos territoires, à notre communauté" [4], les pistes d’actions sont nombreuses et la liste suivante, déjà riche, ne vise pas à être exhaustive :

  • L’écriture et l’imagination, engageant la construction et la diffusion de nouveaux récits contrebalançant le There is no alternative ambiant,

  • La recherche et la médiatisation scientifique, afin d’éclairer et d’alerter sur les phénomènes liés aux bouleversements en cours,

  • Le développement ou la diffusion de techniques low tech limitant notre impact,

  • L’action économique pour offrir des alternatives au capitalisme et à la consommation mortifères, via l’agriculture, la production ou la commercialisation responsables,

  • L’engagement associatif permettant de fédérer les causes et les oppositions et ainsi d’engager un nouveau rapport de force,

  • L’engagement politique pour construire une alternative au microcosme politique qui nous gouverne aujourd’hui et pour prendre les rênes sur les politiques publiques,

  • L’action sociale, solidaire et la mise en œuvre de réseaux pour construire la résilience sociale dont nous avons et aurons tellement besoin,

  • La sensibilisation, la formation, le témoignage sur les questions de transition,

  • L’éducation et la transmission aux jeunes générations,

  • Les achats et le mode de vie : témoigner dans sa propre vie d’une réduction significative de l’impact et “voter avec son porte-monnaie” pour un autre type de consommation,

  • Le capital financier ou l’épargne : éviter de financer les activités destructrices et mettre son argent au service d’une économie alternative, grâce aux monnaies locales par exemple,

  • L’influence, le plaidoyer, le lobbying, pour que nos causes jouent à armes égales avec celles de nos adversaires,

  • L’action juridique, et les recours collectifs pour défendre les droits du vivant et du non vivant,

  • L’art comme cri du cœur et cri du corps,

  • La désobéissance, la résistance, les mobilisations du type ZAD contre un système que l’on juge injuste et qui court à notre perte,

… il y en a certainement d’autres (que vous pouvez signaler en commentaire !).


Ces différentes luttes peuvent être utilisées dans le cadre de notre temps libre ou de notre profession, pratiquées seul.e.s ou en équipe, en néophyte ou en expert. Elles peuvent être combinées entre elles ou pratiquées isolément. Bref, la lutte est adaptée au contexte, elle est pleine d’imagination, elle s’emploie à sortir du cadre et se réinvente chaque jour.

La micro-lutte, telle que je la conçois, poursuit les 3 champs du « changement de cap » tel que proposé par J.Macy et C. Jonhstone dans l’ouvrage L’espérance en mouvement.

- Résister

- Réinventer la société

- Se relier à la vie / se relier aux autres.




Ainsi, cette manière d’aborder l’engagement écologique est éminemment positive, créative et créatrice de liens. C’est un engagement régénérateur dans le sens où il nourrit plus qu’il ne consomme d'énergie.


Entrer en résistance : 3 exemples de micro-luttes !


Voici quelques exemples de micro-luttes pour illustrer mes propos : elles utilisent des leviers bien différents mais ont en commun d’agir sur un territoire ciblé, en proposant des réponses collectives et citoyennes à des questions bien précises. Elles posent également un regard neuf sur des situations du quotidien et proposent des alternatives pragmatiques.


Et si l’on rêvait de son territoire… autrement [5].


Et si Bordeaux parvenait à démontrer que l’on peut à la fois préserver l’eau potable et valoriser nos excrétas !


Il est proprement insupportable de faire ses besoins dans de l’eau potable quand on connaît les problèmes de raréfaction de l’eau et les coûts financiers et écologiques de l’assainissement.


C’est d’autant plus insupportable quand on connaît les possibilités offertes par les nutriments de nos selles et de nos urines notamment pour l’agriculture.


Depuis juillet 2020, la Fumainerie anime sur la métropole bordelaise, le premier réseau urbain de collecte à la source et de valorisation des excrétas humains bruts. Il s’agit non seulement de développer une filière éthique, écologique, et économiquement viable mais également de travailler sur l’acceptabilité sociale et urbaine de ce type de pratiques. Il s’agit également d’essaimer l’expérience.


Sacré combat ! Quel culot pour la fondatrice de l’association Ambre Diazabakana de s’attaquer à un projet d’une telle ampleur et qui touche de si près à l’intime.


Aujourd'hui, ce sont 82 personnes dans 32 foyers qui bénéficient de l'expérimentation et qui chez elles ont dit adieu à la chasse d’eau. L’association, victime de son succès, ne peut accéder à toutes les demandes.


Depuis le début (juillet 2020), 7 400 litres d’urines et 2 400 kilos de fèces ont été collectés. Les excrétas amendent ensuite des terres agricoles. Sur la même période, 506 500 litres d'eau potables ont été économisés, soit les besoins en eau (à boire) de 10 personnes durant toute leur vie !


A mi-parcours de l’expérimentation, plusieurs défis doivent encore être relevés : stabiliser des filières de valorisation éthiques et durables, consolider un modèle économique moins dépendant des subventions publiques, améliorer l’acceptabilité sociale en dehors du cercle des convaincus… Mais en si peu de temps, bien des micro-luttes ont déjà été remportées par cette jeune association !


Et si au travers de l’embellissement d’une impasse on créait du lien entre nous et avec le vivant !


Il y a certains espaces en ville qui n’ont pas de qualité. Ce n’est pas beau, on ne s’y arrête pas : il n’y a rien à y faire et personne à qui parler. Des endroits comme cela, il y en a partout. Pourtant avec un brin d’imagination et quelques personnes investies, il est possible de changer les choses et le regard des habitant.e.s sur ce lieu.


C’est ce pari que je suis en train de relever avec un groupe d’habitant.e.s du quartier des Chartrons. Une rencontre a permis aux personnes présentes de s’exprimer sur leurs souhaits : compostage partagé, jardinage, projections de films, boîte à livres, espaces de pique-nique, atelier d’art, fresque… Deux groupes ont dessiné le plan du projet qui a ensuite été fusionné en un plan.



Les financements et les autorisations ont été obtenus. La mairie nous a même parfois poussés à aller au-delà de nos rêves ( !) « Pourquoi planter dans des bacs et ne pas plutôt ôter le goudron pour planter directement en pleine terre ! »


Derrière ce projet urbain, c’est tout un tissu citoyen qui se tisse : les habitant.e.s des résidences sociales et des maisons bourgeoises se côtoient pour la première fois, les personnes cabossées par la vie d’un établissement voisin, les migrants d’un squat s’investissent main dans la main avec les voisins qui découvrent ainsi l’existence de ces centres d’accueil pourtant si proches de leur domicile.


L’AMAP du quartier fait ses distributions sur l’espace public et cela ne manque pas d’interpeller les clients du supermarché juste en face !


Bientôt, les habitant.e.s, petit.e.s et grand.e.s, retrouveront de la vie sur cet espace jusque-là si minéral : de la vie dans les jardinières de légumes, dans les composteurs, autour des pieds d’arbres, dans les arbres et les nichoirs.


La mairie et les bailleurs sociaux s’adaptent à un projet né de la volonté citoyenne où l’on attend d’eux une posture de facilitateurs et non de financeurs.


Ce projet de quartier qui va bientôt devenir très visible, vise à remettre du beau et du lien, mais également à ouvrir les portes à des initiatives sur d’autres espaces de notre quotidien.


Il s’agit donc d’une lutte, parfaitement gagnable, menée par une poignée de volontaires qui, parce qu’elle redonne du pouvoir d’agir aux habitants du quartier, entraînera certainement d’autres initiatives en faveur d’un quartier plus soudé et plus résilient.


Et si les habitants du Pays-Basque pouvaient circuler à vélo ?


Le mouvement altermondialiste Bizi ! est né au Pays Basque. Il impulse et coordonne des actions déterminées faisant régulièrement appel à la désobéissance civile, tout en rejetant sans ambiguïté toute action clandestine ou violente.


Entre bien d'autres actions, Bizi ! s’est lancé dans le combat en faveur des équipements cyclables dans un territoire qui en est très dépourvu alors même qu’il est très pénalisé par la congestion routière.


Les militant.e.s veillent de manière extrêmement attentive au respect de l’article L228-2 du Code de l’environnement qui stipule que les nouveaux aménagements routiers doivent prévoir des aménagements cyclables (bandes ou pistes cyclables ou autre). Il s’avère que bien souvent les édiles locaux s’en affranchissent.


Ainsi, l’association déploie toute son imagination pour interpeller la population et les décideurs et décideuses jusqu’au respect des obligations : happening à vélo, peinture de pistes sur la chaussée, irruption à vélo dans l’hôtel de ville de Biarritz, recours devant les tribunaux … rien ne les arrête.



Les résultats sont là : tous les combats ne se sont pas soldés par des victoires mais des corona-pistes supprimées ont été réactivées, des projets d’aménagement illégaux vont être revus, la prochaine ligne de bus en site propre intégrera les vélos (ce qui n’était pas le cas de la première ligne !) et un aménagement pérenne va être étudié sur le BAB, l’une des principales liaisons entre Bayonne et Biarritz, qui ne comprend aujourd’hui ni trottoir, ni aménagement cyclable.


Ces succès nourrissent incontestablement l’énergie des militants de Bizi ! pour tous les autres chantiers entrepris, que vous pouvez découvrir sur leur site. Ce résultat n’est pas une conséquence inattendue. Cette stratégie a été théorisée comme l’atteste cet extrait du livre publié pour les 10 ans de Bizi ! “Nous cherchons à nous organiser autour d'objectifs modestes au départ mais gagnables. Les personnes mobilisées, en s’organisant et en gagnant une bataille, même petite, prennent conscience de leur capacité collective à faire bouger la situation. Le collectif sort renforcé de cette première bataille : plus de membres, plus d’expérience, de confiance en soi, de légitimité. Il peut alors se fixer des objectifs plus ambitieux. Et ainsi de suite...


Célébrer les victoires

Les militants écologistes (ou autres) ont tous besoin de victoires pour nourrir leurs combats et garder intacts engagement et motivation. Il est donc important d’une part de calibrer les luttes pour qu’elles puissent déboucher sur des victoires et d’autre part de célébrer ces victoires. Célébrer publiquement ces victoires dans la presse ou sur les réseaux sociaux certes, mais également célébrer les victoires au sein des organisations ou des familles pour se gonfler d’énergie pour toutes les luttes à venir !


Un.e militant.e découragé.e ou paralysé.e ne fait pas avancer la cause. Alors miniaturisons les luttes, adaptons-les à ce que nous savons et aimons faire, maximisons nos ambitions et surtout… prenons du plaisir !


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[1] Le titre et le point de vue de cet article sont librement inspirés de réflexions de Barbara Stiegler qui a créé et développé le concept de miniaturisation des luttes. La philosophe et professeure à l’université Michel de Montaigne à Bordeaux, développe cette réflexion sur le champ de la sauvegarde du système universitaire et du système de santé.

[2] Ce nombre fait débat, il est évalué entre 3,5% (Erica Chenoweth) et 10% (Malcolm Gladwell) cf : https://bonpote.com/climat-point-de-bascule-et-optimisme/


[3] l’article 122-7 du code pénal "N'est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s'il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace."


[4] Cyril Dion dans la préface du livre de Rob Hopkins « Et si… on libérait notre imagination pour créer le futur que nous voulons ?» chez Actes sud, Domaine du possible.


[5] Les formulations s’inspirent de Rob Hopkins (ouvrage cité ci-dessus).


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